6. Il faut que je décroche mon bac!

Janvier 1995

En ce début d’année, je me trouvais au plus bas. Je n’avais plus envie de vivre.

Mais je me battais quand même. Je me forçais à manger malgré la difficulté que j’avais à déglutir à cause de la sécheresse de ma bouche.

En effet, les neuroleptiques et les anxiolytiques que les psychiatres m’avaient administrés avaient une pléthore d’effets secondaires dont celui de stopper la production de salive. Manger devenait alors douloureux, car tous les aliments restaient secs dans la bouche.

Ces médicaments généraient aussi beaucoup de souffrances physiques et psychiques. J’avais des maux de tête continus. Je ne supportais plus la luminosité du soleil ou les bruits les plus anodins du quotidien. J’avais des tremblements. Je souffrais également de problèmes intestinaux et de problèmes de sommeil. Tout cela générait de terribles angoisses et les idées noires commençaient à envahir mon quotidien. Je commençais à penser que mon corps et mon esprit ne supporteraient plus très longtemps d’être soumis à un tel traitement.

En me voyant dépérir sans que personne ne réagisse, je me suis dit que j’étais la seule à pouvoir sauver ma propre vie, car personne d’autre ne semblait vouloir intervenir.

Mon seul espoir de pouvoir fuir la psychiatrie était de montrer que j’étais quelqu’un de normal, tout à fait capable de vivre en société sans se plaindre. Il fallait que je trouve un moyen de réintégrer ma classe pour montrer que ma vie reprenait un cours normal, que j’allais bien.

Je ne savais pas comment y parvenir, car je devais convaincre ma mère de me laisser reprendre les cours dans cet état de délabrement avancé. Je devais également m’assurer qu’après quelques mois d’absence, je pouvais quand même reprendre ma place dans ma classe de dernière année.

Je savais que cela n’allait pas être facile et qu’après m’être assurée que ces deux points pouvaient être obtenus, il fallait que je trouve un moyen de berner les psychiatres pour qu’ils n’interviennent plus dans ma vie. Je n’étais pas du genre à manipuler les gens, mais là il était question de sauver ma vie. Ces gens étaient en train de me tuer à petit feu, il fallait que je leur échappe coûte que coûte.

C’est ainsi qu’à la fin du mois de février 1995, je réussis à reprendre le cours de ma vie. J’avais réussi à faire céder ma mère qui ne voyait de tout façon plus comment il fallait faire pour me redonner goût à la vie. Elle avait constaté que la seule chose dont je parlais depuis deux mois et qui semblait me tenir en vie était l’envie de retourner en cours et de passer mon baccalauréat.

Mes professeurs ayant toujours vu en moi une élève modèle et brillante, n’ont pas hésité à me laisser reprendre mes études. Ils ont même fait preuve de compassion en me laissant aménager mes heures de présence les premières semaines de ma reprise.

Comme je ne devais me rendre que deux fois par semaine pendant une heure aux « séances de packs » et comme mes professeurs s’étaient montrés très compréhensifs quant à ma présence aux cours, je réussis à assister à un grand nombre de cours tout en bernant les psychiatres par ma présence à leurs rendez-vous.

Je ne suis pas du tout fière d’avoir dû manipuler ces gens, mais je n’ai trouvé aucun autre moyen de me réapproprier ma vie.

Cela n’a toutefois pas été facile de retourner en classe, car assommée par les neuroleptiques et les anxiolytiques dont j’étais devenue dépendante, je ne parvenais plus à me concentrer.

Le regard de mes camarades de classe et de mes professeurs était aussi difficile à supporter. Ils me regardaient tous avec tristesse et pitié, car ce qu’ils voyaient c’était une fille maigre avec des yeux plongés dans le vide qui ne semblait jamais vraiment être là.

Ils constataient aussi mon incapacité à me concentrer ou à mémoriser les cours.

C’était très dur de sentir ces regards peinés sur moi.

Ma vie scolaire était devenue ma bouée de sauvetage, le seul lien concret avec une vie normale, la seule possibilité de fuir la psychiatrie, ma seule chance de m’en sortir, de vivre, de survivre…

Je devais maintenant mener plusieurs combats de front. Il fallait que je trouve un moyen de rattraper le retard que j’avais accumulé en manquant quatre mois de cours. Il fallait également que je trouve la force de survivre aux entretiens psychiatriques. Et il fallait que je continue à me montrer forte devant ma mère pour qu’elle ne se précipite pas chez les psychiatres pour leur dire que j’avais replongé et qu’il fallait augmenter les traitements.

Mais ma mère n’a pas tardé à les informer du fait que j’avais repris mes cours.

Cela n’a pas eu une grande influence, car ce qui importait aux psychiatres c’était que leur protocole soit respecté. Ainsi, si je me présentais à tous leurs rendez-vous et que je ne faisais pas d’histoires, ils me laissaient tranquille. Je soupçonne par contre qu’ils ne se sont pas strictement opposés à ce que je reprenne les cours tant ils étaient persuadés que je n’allais pas tenir le coup.

Durant les quatre mois qui suivirent, je dus me surpasser, tant sur le plan intellectuel que sur les plans physique et psychique.

Des amis m’ont aidée à rattraper mon retard, mais ça n’a pas été facile pour moi d’intégrer le contenu des cours. En effet, les médicaments que je devais prendre chaque jour m’empêchaient de me concentrer. Ma mémoire m’avait abandonnée et mes camarades devaient me répéter plusieurs fois les choses pour que j’arrive à les comprendre. Ce n’était vraiment pas facile de fonctionner normalement avec ces substances qui annihilaient toutes mes fonctions cérébrales. Mais je m’accrochais, car je n’avais pas le choix.

Je luttais également pour ne pas me faire démolir psychologiquement lors des séances avec les psychiatres. J’essayais de penser que ça n’était pas moi qui était là, nue et humiliée. J’essayais de penser aux cours que j’avais eus juste avant. J’essayais de me projeter dans la classe au milieu de mes camarades. Mon corps était là, mais mon esprit fuyait dans un endroit rassurant. Je n’avais pas toujours besoin de parler pendant ces séances et j’en profitais pour m’évader par la pensée. J’avais trouvé un moyen de moins souffrir.

Mais tous ces combats m’épuisaient et je ne me reposais jamais. Oui, je dormais dix heures par nuit, mais non, psychologiquement je ne me reposais pas.

J’étais cassée, brisée, mais j’avais trouvé un moyen de fonctionner quand même. Je fonctionnais machinalement, comme un robot, en espérant que ça paie et que je retrouve mon âme après avoir obtenu mon bac.